Comment peut-on être sadomaso ?

Sa Majesté SM

Nouvel Observateur 1851 - 27 Avril au 3 Mai 2000

Fascinés par ce jeu cruel qu'ils transforment en voyage cérébral, les fervent du sadomasochisme s'adonnent sans honte à des rituels où la souffrance doit apporter plus de plaisir que de douleur. Enquête

Ils sont trois : un travesti costaud, une maîtresse toute de cuir vêtue et son esclave, enchaîné à une croix les fesses à l'air. Une des salles du club Cléopâtre les accueille. Elle le fouette, attentive au plaisir qu'elle donne, l'interrogeant régulièrement sur ce qu'il souhaite. A leurs côtés, un spectateur est surexcité : « Vous, les gens du SM, vous êtes vraiment supérieurs » , affirme-t-il à ses interlocuteurs, qui modèrent son enthousiasme en jurant que « Mais non, nous sommes comme tout le monde ». Novice, l'observateur meurt d'envie d'essayer et demande à la maîtresse le droit d'user lui aussi du martinet. L'esclave consent. Alors le néophyte attrape le fouet, et cingle les fesses offertes comme le capitaine Bligh les mutins du « Bounty ». Et les trois autres de lui sauter dessus, de lui arracher son arme. « Ici, on ne tape pas comme une brute », gronde, impérial, le travesti qui le tient ceinturé. « La violence n'est pas un but en soi, juste un des éléments du jeu », précise Antoine, un « soumis ». A Paris, quelques magasins de vêtements, un bistro, le Bar-Bar, et des soirées organisées dans des clubs échangistes réunissent ceux qui se baptisent pudiquement « fétichistes ». « Nous ne souffrons pas. La souffrance est immédiatement transformée en plaisir », explique « maîtresse Françoise », l'une des plus célèbres dominatrices de Paris (1). Est-ce là la clé ? L'une des clés ? Car il en faut pour comprendre ces soirées où, dans la publicité des boîtes comme dans le cercle privé des « donjons », l'on rencontre des hommes enchaînés, humiliés, rampants et des femmes agenouillées, menottées, fouettées, traînées en laisse…

La violence pourtant jamais ne déborde, jamais même n'apparaît autrement qu'assumée, consentie voire demandée. Les coups, parfois choquants (même dans les soirées publiques, on peut voir des hommes se faire brûler avec des cigarettes ou se faire couvrir le sexe de cire de bougie brûlante), sont toujours donnés avec l'accord de la « victime ». Tout en frappant, le maître vérifie que la douleur offerte sert au plaisir, et uniquement à lui. La fessée, le plus classique des « sévices », s'accompagne toujours de caresses, de mots tendres, d'attentions, à cent lieues des tortures sadiennes.

Elle ne conçoit pas non plus sans un cérémonial, dont la tenue est le signe le plus apparent : cuir qui se décline en pantalons découpés, lanières, jeux de matière entourant le corps pour mieux le dévoiler. Les conversations évaluent le mérites comparés du latex et du vinyle. Gérard, représentant en assurances, ne vient que pour le plaisir d'épouser cette seconde peau, que pour ce travestissement, l'une des deux faces d'un univers dont la référence majeure, bien plus que la souffrance, est sans doute le jeu.

Jeu qui anime les soirées les plus connues du milieu : les ventes aux esclaves, qui ont lieu deux jeudis par mois au Bar-Bar. Des volontaires, hommes ou femmes, y sont mis aux enchères pour des spécialités définies à l'avance : fellation, sodomie, fist-fucking… chacun monte sur une estrade pendant que son « maître » vante ses mérites. De faux billets ont été donnés aux participants, et les enchères sont menées par Pascal, patron du lieu. Les acheteurs sont joviaux, les esclaves parfois troublés. Le pathétique affleure paradoxalement dans le refus : celui que se voit opposer Renaud, menottes aux poignets et string de cuir, dont la maîtresse Jennifer, un masque de « cat-woman » sur le visage, affirme qu'on peut « tout lui faire : le brûler avec une cigarette, lui déféquer (2) dessus… » Malaise dans l'assistance : Renaud partira pour 20 « bar-bars » peu enthousiastes quand tous ses confrères se sont vendus à 100 ou plus. Les « contrats » vont ensuite s'exécuter en bas, dans les caves, devant la foule de ceux qui n'ont pas acheté. L'ambiance y est parfois gaie, parfois non. Certains soirs, les couples, murés dans leurs obsessions, tournent, sans échanger un mot, chacun plongé dans son fantasme, tristes voyeurs s'ils ne sont pas acteurs.

« J'ai été vendue il y a trois mois, raconte Marine. Mon ami ne m'avait pas dit que je devais l'être. Je suis arrivée sur scène entourée de cordes. Ca a été très émouvant et très troublant. Pendant longtemps, j'ai vécu sur ce souvenir. Du coups, je ne viens pas très souvent à ces ventes : je ne veux pas être blasée, pouvoir garder ainsi l'émotion pure. » Sa voix est belle, grave, parfaitement polie. « Mon ami a tout le temps été là. Je n'aurais pas pu le faire s'il n'y avait pas eu beaucoup d'amour entre nous. Une grande confiance, et beaucoup d'amour. »

Ces jeux sont beaucoup dans la tête. Au Cléopâtre, un soir de décembre. GaĆ«lle attend dans un coin de la cave. Un homme vient s'asseoir à côté d'elle. Elle tremble presque. « il faut que je vous dise quelque chose. » Son « maître » lui a donné dix minutes pour oser demander à quelqu'un de la fesser. L'épreuve est difficile à passer, mais elle ose et sourit, enfin soulagée. Ils se sont connus par Minitel. Régulièrement, ils se posent ainsi l'un à l'autre des défis érotiques. « C'est une cérébrale », confie-t-il.

Deux camps sont clairement définis, dont les membres ne sont que rarement interchangeables : les soumis et les dominateurs. Antoine est soumis, et accepte le terme. Il a la trentaine, brun, plutôt beau mec, ni efféminé ni l'air pervers… Sa femme (et deux de ses amis) est au courant de ses goûts sans les partager. La découverte, là aussi, s'est faite par le Minitel : « e suis allé à mon premier rendez-vous plus stressé qu'au bac. Cela m'attirait, j'avais envie de voir. Ca a été plus une confirmation qu'une révélation. » Depuis, il passe des heures, parfois des journées, avec une maîtresse, faisant tout ce qu'elle lui demande. « je recherche un abandon. C'est beaucoup plus intellectuel que physique, sans qu'il y ait (et heureusement : ce serait trop facile…) de satisfaction sexuelle à la clé. Ce qui déclenche le plaisir, c'est d'offrir sa douleur. Pour cela, il faut pouvoir faire totalement confiance à la personne en face de soi. Chaque relation, à part de rares relations masochistes extrêmes, est enfermée dans des règles précises, des limites à ne pas franchir ? quand je suis en séance, je suis dans un état second ? Très vite, je ne suis plus capable de dire « stop ». C'est elle qui doit alors savoir jusqu'où aller. » Le lien est fort et personnel. « J'ai quitté ma première maîtresse après deux ans et demi de relations. Il m'a fallu deux ans avant d'en retrouver une autre. » Janis a été journaliste : elle est aujourd'hui maîtresse, une des plus dures de Paris, inscrivant à son programme urologie et coprophagie. Grande, élancée, elle parle, un homme nu et enchaîné à ses pieds. « J'ai découvert le plaisir d'avoir ces larves à mon service. » Le mot est dur, mais elle l'assume. « C'est un sentiment exaltant, violent et fort, à côté duquel tout me paraît fade. »

Cette fadeur de la vie hors SM, tous la mette en avant. Raison ou justification ? « Après vingt-quatre ans de mariage et une année sabbatique, j'ai plongé dans le délire, raconte Brigitte. Puis je suis revenue vers mon mari, quatre ans, avant de repartir. J'ai alors rencontré un homme avec qui j'ai vécu une véritable histoire d'amour SM. Quand on aime, il n'y a pas plus fort. A notre rupture, j'ai ressenti un vrai manque physique : comment vivre après cela ? Aujourd'hui, j'ai toujours cette angoisse de l'escalade. » Plus cynique, une maîtresse confesse que « c'est aussi un business ». A 1 000 ou 2 000 francs la séance, il peut être très rentable.

Au « pourquoi ? », ils ne savent trop que répondre. Antoine avoue s'en moquer : « Je n'ai aucun souvenir précis de mon enfance qui explique mes goûts. Je ne me pose d'ailleurs pas la question. Il ne faut pas rationaliser tout ça. » Il avoue aussi n'avoir jamais eu la moindre « honte » de ce qu'il fait. Le cliché du cadre dirigeant venant expier dans ces petits jeux un pouvoir qu'il a du mal à supporter l'amuse. « Beaucoup effectivement sur Minitel se prétendent dirigeants ou chefs d'entreprise. je ne suis pas sûr que ce soit autre chose qu'un masque. » Masque qui peut amener au déchirement dès qu'on l'ôte : « Certains assument très bien. D'autres, dès que la pulsion est retombée, se voient comme des diables. Ce sont eux qu'il faut aider. Pas pendant. Après. » Soumis et travesti depuis des années, C. a décidé à 60 ans d'enfin tout assumer, et à affirmé ses goûts à ses deux enfants mariés, leur laissant le soin de se débrouiller avec : « je me suis dit : tu vieillis, tu es comme ça. Tes enfants sont grands, tu n'as plus à te cacher. » On sent pourtant encore derrière son apparente décontraction, malgré la provocation du rimmel et du costume de soubrette qu'il met, la dureté du combat qui s'est livré.

Installée dans le métier depuis des années, maîtresse Françoise, elle, s'est toujours sue SM. « Mais les choses ne sont pas toujours aussi claires, même chez ceux qui pratiquent. » Ce signe de reconnaissance, qui l'a faite membre d'une tribu bien particulière, il lui arrive de le rencontrer chez d'autres : « Un jour, j'ai eu un accrochage en voiture. L'homme qui conduisait l'autre véhicule est sorti furieux et a commencé à m'injurier en criant. Je lui ai mis une paire de gifles. Immédiatement, j'ai vu son visage s'éclairer. J'ai reconnu un des miens. Cette pulsion, nous l'avons tous en nous. Je m'amuse souvent à repérer chez les gens « normaux » les rapports de ce type. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi tant de couples se réconcilient au lit des suites d'une dispute ? ».

 

Auteur d'un très intéressant « Françoise Maîtresse », Digraphe.

 

(2) Elle n'a pas dit « déféquer »…

Un festival et deux livres

Le livre « SM » publié par le Cherche-Midi étonnera car il est signé d'un nom habituellement réservé à des littératures plus enfantines. Le dessinateur Tomi Ungerer, érotomane avoué, a longuement interrogé des dominatrices de Hambourg, dames dont il vante la « fonction psychomédicale » et à qui il voue une réelle « admiration ». Il a tiré de ses deux entretiens un livre en deux parties. Le premier, respectueux et intime, est une suite d'interviews précises et sans jugement de plusieurs « dominas », qui éclairent aussi bien sur elles-mêmes que sur leurs clients. On y découvre la dureté des fantasmes exprimés comme la froideur médicale avec laquelle ces dames les traitent. La perversion y perd en mystère mais y gagne en humanité. Sorti en 1986 en Allemagne, cet essai y avait suscité un beau scandale. Il est enrichi pour l'édition française d'un carnet de dessins réalisé en 1968 avec une jeune femme qui avait proposé à Ungerer de devenir son esclave. L'ensemble sert un regard courageux, à qui sa profonde sympathie empêche la complaisance. « SM » n'est pas un livre érotique, mais un vrai document. A noter également la sortie d'un autre « SM », publié par la Musardine, qui se veut la première encyclopédie sur le sujet, et le succès depuis deux ans à Paris du Fetish Film Festival.